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Deux jours après, un Pitt plutôt déprimé est assis le soir à table dans le chalet et il examine des cartes d’état-major. Il se renverse dans son fauteuil et se frotte les yeux. Tout ce que son entreprise lui a rapporté jusqu’à présent, c’est une maîtresse plus ou moins fâchée et une note salée de la société qui lui a loué l’hélicoptère.
Un bruit de pas ébranle les marches du porche, et bientôt, un crâne rasé de près, un visage aimable aux yeux noisette et une énorme moustache, modèle Guillaume II, apparaissent dans la partie haute de la porte.
— Salut, là-dedans, lance une voix qui doit chausser un bon quarante-cinq.
— Entrez, répond Dirk Pitt sans se lever. L’homme est trapu avec une poitrine comme une barrique, et Pitt estime à vue de nez qu’il doit faire monter la bascule à plus de 100 kg. L’étranger offre une main de la taille d’un gigot d’agneau.
— Je parie que vous êtes Dirk Pitt.
— En effet, c’est moi.
— Parfait. Je vous ai trouvé du premier coup. J’avais peur de me tromper de route dans le noir. Je m’appelle Abe Steiger.
— Le colonel Steiger ?
— Laissez tomber les galons. Comme vous pouvez le voir, je suis venu en tenue de route.
— Je ne m’attendais vraiment pas à ce que vous vous dérangiez pour répondre à ma demande. Une simple lettre aurait suffi.
Steiger se fend d’un large sourire.
— Le fond de l’affaire, c’est que je ne voulais pas que le prix d’un timbre me prive d’un voyage de prospection.
— Un voyage de prospection ?
— Je fais d’une pierre deux coups, si vous voulez. Primo : je dois faire une conférence sur la sécurité aérienne, la semaine prochaine, à la base de Chanute, dans l’Illinois. Secundo : vous êtes planté en plein cœur d’un bassin minier du Colorado et, comme je suis un maso de la prospection, j’ai pris la liberté de m’arrêter ici dans l’espoir de laver quelques poêles de sable aurifère avant d’aller prendre la parole.
— Vous êtes le bienvenu. D’ailleurs, je suis célibataire pour l’heure.
— Monsieur Pitt, j’accepte votre hospitalité.
— Vous avez des bagages ?
— Dehors, dans une voiture de location.
— Apportez-les pendant que je prépare du café. Au fait, voudriez-vous dîner ?
— Merci, mais j’ai mangé un morceau avec Harvey Dolan avant de prendre la route.
— Vous avez donc vu le train d’atterrissage.
Steiger acquiesce et prend une vieille serviette de cuir. Il ouvre la glissière et passe à Pitt un dossier broché.
— Voici la situation-rapport du Boeing C-97, matricule 75 403, de l’Armée de l’air, commandé par un certain Vylander. Vous n’avez qu’à y jeter un coup d’œil pendant que je défais ma valise. Si vous avez une question à poser, appelez-moi.
Après s’être installé dans une chambre, Abe Steiger vient rejoindre Pitt à la table.
— Ce dossier satisfait-il votre curiosité ?
Pitt lève les yeux.
— On y déclare que le 03 a disparu dans le Pacifique au cours d’un vol ordinaire entre la Californie et HawaII en janvier 1954.
— C’est ce que disent, en effet, les rôles de l’Armée de l’air.
— Comment expliquez-vous, alors, la présence d’une partie du train d’atterrissage ici, dans le Colorado ?
— Cela n’a rien de mystérieux. A un certain moment, lorsque l’appareil était en service, l’assemblage du train a sans doute été remplacé. Cela arrive souvent. Les mécaniciens ont peut-être découvert une pièce défectueuse. Un atterrissage brutal a peut-être fendu la jambe de train. L’appareil a pu être endommagé pendant qu’on le remorquait. On peut trouver des douzaines de raisons pour justifier un remplacement.
— Les registres de maintenance le mentionnent-ils ?
— Non.
— N’est-ce pas un peu curieux ?
— Non réglementaire, peut-être, mais pas curieux. Les membres du personnel de maintenance de l’Armée de l’air sont renommés pour leur talent de mécaniciens, mais pas pour leur respect de la paperasserie administrative.
— Le rapport établit aussi que l’on n’a jamais retrouvé la moindre trace de l’appareil ni de son équipage.
— Je reconnais qu’il y a là une énigme. Les rapports indiquent que des recherches considérables ont été faites, bien plus étendues que ne le préconise la procédure réglementaire. Et pourtant, les unités combinées de l’Armée de l’air et de la Marine, malgré leurs efforts, ont fait un énorme chou blanc. (D’un signe de tête, Steiger remercie Pitt qui lui tend une tasse de café.) Mais, voyez-vous, ce sont des choses qui arrivent. Nos archives sont pleines d’appareils qui ont pris leur envol pour le néant.
— « Pris leur envol pour le néant. » C’est une formule très poétique, dit Pitt ironique.
Steiger préfère ignorer le ton de Pitt et continue de boire son café.
— Pour un enquêteur de la Sécurité aérienne, chaque accident inexpliqué est une épine au talon. Nous sommes comme les chirurgiens qui perdent parfois un patient sur la table d’opération. Ceux qui ont disparu sans laisser de traces nous empêchent de dormir.
— Et le Vixen 03 ? demande Pitt calmement. Celui-là vous empêche-t-il aussi de dormir ?
— Vous me parlez d’un accident qui s’est produit quand j’avais quatre ans. Je ne peux guère me sentir visé. En ce qui me concerne, monsieur Pitt, et pour autant que cela concerne l’Armée de l’air, la disparition du 03 est une affaire classée. Il repose pour l’éternité au fond de la mer avec le secret de cette tragédie.
Pitt regarde un instant Steiger, puis il lui verse du café.
— Vous vous trompez, colonel Steiger, vous vous trompez complètement. Cette tragédie a une explication, et cette explication ne se trouve pas à 5 000 kilomètres d’ici.
Le lendemain, après leur petit déjeuner, Pitt et Steiger s’en vont chacun de leur côté — Pitt pour fouiller un ravin profond, trop étroit pour que l’hélicoptère puisse y accéder, Steiger pour trouver un ruisseau qui pourrait receler quelques pépites. Il fait frais. Quelques nuages couronnent le sommet des montagnes et la température dépasse à peine 12 degrés.
Il est plus de midi lorsque Pitt abandonne son ravin et reprend le chemin du chalet. Il prend une piste à demi effacée qui descend à travers les arbres jusqu’au lac de la Table. Après avoir suivi le rivage pendant un bon kilomètre, il arrive à un cours d’eau qui se jette dans le lac et il le remonte jusqu’au moment où il tombe sur Steiger.
Le colonel est en plein travail : campé sur un rocher plat au milieu du courant, il trempe une large poêle de métal dans le fond de la rivière.
— Ça mord ? lui crie Pitt.
Steiger se retourne, fait un signe de la main et regagne la rive.
— Oh, je ne serai pas obligé d’aller porter mon chargement à Fort Knox. Ce sera bien beau si j’ai pu en récolter un demi-gramme, dit-il, puis il ajoute en interrogeant Pitt du regard : « Et vous ? Vous avez trouvé ce que vous cherchez ? »
— Un voyage parfaitement inutile, mais une promenade tonifiante.
Steiger lui tend une cigarette que Dirk refuse.
— Je vais vous dire, fait le colonel en allumant la sienne, vous êtes l’image parfaite de l’obstination.
— On me l’a déjà dit, répond Pitt en riant. Steiger s’assoit, tire longuement sur sa cigarette et reprend en exhalant la fumée.
— En ce qui me concerne, je suis le parfait lâcheur, mais seulement pour ce qui est sans importance : les mots croisés, les bouquins sérieux, le bricolage, les tapis tricotés, je n’en ai jamais terminé un seul. Je crois qu’en m’abstenant de tout effort mental, je vivrai dix ans de plus.
— Dommage que vous ne puissiez pas lâcher le tabac.
— Touché ! concède Steiger.
A cet instant, deux jeunes gens, un garçon et une fille en blouson de duvet et juchés sur un radeau improvisé, apparaissent au tournant de la rivière et se laissent dériver. Ils plaisantent, avec l’abandon de la jeunesse, sans un regard pour les deux hommes qu’ils laissent derrière eux. Pitt et Steiger les laissent s’éloigner en silence.
— Ça, c’est la vie ! s’exclame Steiger. Quand j’étais gosse, je descendais en radeau la Sacramento. Vous n’avez jamais fait ça ?
Pitt n’a pas entendu la question. Il fixe de toute son attention l’endroit où les deux jeunes gens viennent de disparaître à leur vue. Puis son intense concentration fait place à une soudaine illumination.
— Qu’est-ce qui vous arrive ? demande Steiger. On dirait que vous venez de voir Jésus descendant du ciel.
— Ça me crevait les yeux depuis toujours, et je ne voyais rien, murmure Pitt.
— Qu’est-ce que vous ne voyiez pas ?
— Ce qui démontre une fois de plus que les problèmes les plus ardus relèvent des solutions les plus simples.
— Vous ne m’avez toujours pas répondu ?
— Le réservoir d’oxygène et le train d’atterrissage… Je sais enfin d’où ils viennent.
Steiger fixe Pitt d’un regard incrédule.
— Ce que je veux dire, poursuit Pitt, c’est que je n’avais pas pensé à une propriété qui leur est commune.
— Je ne vois pas ce que ça peut être, dit Steiger. Dans un avion, ils sont alimentés par deux circuits entièrement différents, l’un gazeux, l’autre hydraulique.
— Oui, mais arrachez-les de l’appareil, et ils ont tous les deux la même caractéristique.
— Laquelle ?
Pitt regarde Steiger et sourit, sourit de plus en plus. Puis il lance le mot révélateur.
— Ils flottent !